C’est une lettre de six pages, datée du 5 novembre 1944. L’écriture, en pleins et en déliés caractéristiques de l’époque, est serrée, comme pour ne pas perdre un centimètre carré de feuille, comme si tout avait été jeté sur papier d’une seule traite.
Dans cette « grande causerie », comme elle dit, Marie-Thérèse Motrot s’adresse à sa mère et à ses proches, qui habitent Saint-Brieuc, pour leur donner des nouvelles et raconter en détail ce qu’elle a vécu, lors du siège de Saint-Malo, en août 1944.
Un récit vibrant, détaillé et touchant d’authenticité, à hauteur de femme, sur la douloureuse libération de la cité corsaire : elle y raconte le quotidien sous les obus, les horreurs vues et vécues par les uns et les autres et la difficulté de s’en remettre.
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Une lettre retrouvée récemment
« C’est une cousine qui a retrouvé la lettre dans les affaires de sa mère, il y a quelques mois », retrace Louis Motrot, le fils de Marie-Thérèse. Un témoignage que le nonagénaire, chroniqueur pour Le Pays Malouin, tient à transmettre :
« Si on ne raconte pas, les gens ne sauront pas combien on en a bavé ».
Lui-même âgé de 17 ans à l’époque, il s’est remémoré grâce à cette correspondance « des souvenirs qu’on avait communiqués à notre mère et qu’on avait oubliés ».
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« Quand donc retrouverai-je mon chez-moi ? »
À l’heure où Marie-Thérèse prend la plume, en novembre 1944, les nouvelles ne sont pas trop mauvaises. Certes, elle et les siens traînent toujours la gale, attrapée lors de la détention des trois hommes de la famille au Fort national, et se soigner est compliqué : « Les pharmaciens n’ont plus aucun produit » et « nous n’avons rien pour prendre de bains, pas assez de linge pour nous changer et pas assez de savon pour nous laver ».
Mais « puisque notre santé est bonne, c’est l’essentiel », écrit la jeune femme, qui se réjouit aussi de la nourriture, « parfaite » : quelques mois après la Libération, on trouve à Saint-Malo du « pain presque blanc à discrétion », « boucherie tous les jours », « charcuterie comme avant guerre » et légumes, pommes et châtaignes « à foison ». En revanche, « faute de transport », il n’y a « ni café, ni sel, ni savon, ni lessive et très peu de lait ».
Ses deux plus jeunes enfants vont à l’école des filles, devenue mixte, les messes se tiennent à nouveau, dans une chapelle qui fait office de cathédrale, et le travail a repris pour son mari et ses deux grands fils.
La famille a trouvé à se loger dans un trois-pièces meublé et a pu récupérer du linge à droite à gauche. « Mais il faut tant de choses encore », souligne Marie-Thérèse, qui se languit : « Quand donc retrouverai-je mon chez-moi ? »
« Il faut pourtant vivre quand même, puisque la mort nous a épargnés »
Surtout, la mère trentenaire, une femme « solide, avec beaucoup de caractère », selon son fils, est encore marquée par les épreuves, dont elle peine à se remettre :
« Il faut pourtant vivre, quand même, puisque la mort nous a épargnés, mais parfois le courage m’abandonne », écrit-elle. C’est qu’elle a traversé de rudes moments.
Marie-Thérèse a vécu de l’intérieur le siège de Saint-Malo. À l’époque, elle a 39 ans et habite dans un appartement de la rue de Toulouse, au sud d’Intra-Muros, avec son mari et ses deux grands fils : Henry et Louis, 19 et 17 ans.
Ses deux autres enfants, encore écoliers, ont été évacués à la campagne pour pouvoir continuer leur scolarité. Fin juillet, la situation s’aggrave : les obus commencent à pleuvoir sur la cité et les habitants ne peuvent plus sortir de chez eux.
Les Allemands « tiraient sur tous ceux qui se montraient dans la rue, relate Marie-Thérèse. Les uns ou les autres tremblaient quand l’un de nous partait chercher du pain ». La nourriture se fait rare et, la nuit, tout l’immeuble descend à la cave pour dormir.
Le 6 août, un « terrible dimanche »
Puis vient le « terrible dimanche » du 6 août. Tôt le matin, Marie-Thérèse, très croyante, brave le danger pour aller à la messe. Il fait beau et calme. Mais quelques heures plus tard, « la mitraille crache partout ».
« Les Allemands sont dans Saint-Malo et les Américains sur le Sillon […]. Les obus des uns et des autres tombent sur la ville, l’angoisse nous prend, l’aviation arrive et les bombes pleuvent », décrit-elle.
Le soir, vers 21 h, les Allemands descendent dans les abris et, « sous la menace des mitraillettes », somment tous les hommes valides de se rendre au Fort national, pour servir d’otages. Le mari et les fils de Marie-Thérèse doivent partir. « La séparation fut atroce », dit-elle.
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« On était en enfer »
Quelques heures plus tard, à l’aube, un obus tombe sur l’immeuble et ses six occupantes restantes, « ébranlées jusque dans la cave », sont évacuées vers d’autres abris. Le lendemain, Marie-Thérèse échappe de peu à la mort : un obus éclate à 4 ou 5 mètres d’elle.
Le 9 août, malgré l’interdiction des Allemands, elle se porte volontaire pour aller prêter main-forte et éteindre l’incendie qui gagne l’hôpital. L’écroulement d’une maison voisine lui fait perdre l’équilibre et elle s’enfonce une longue pointe dans le pied.
Elle est conduite à l’hôpital, où règne le chaos. « Seuls les docteurs Descottes et le père Page étaient là pour soigner les blessés qui mourraient comme des mouches et que l’on enterrait sans cercueil dans les tranchées-abris évacuées ».
Dans la nuit, le Fort national est bombardé par les Américains. Heureusement, Marie-Thérèse, morte d’inquiétude, apprend vite que ses hommes ne figurent pas parmi les 18 victimes que feront les Alliés. Soignée sommairement, elle est renvoyée à son abri, où elle se claquemure, fiévreuse, tandis qu’à l’extérieur les affrontements redoublent d’intensité.
Le samedi 12, « le feu crachait de toutes parts, on était en enfer. Je nous voyais brûlés vifs dans nos caves ». Le 13, une trêve d’une heure permet d’évacuer les civils. Marie-Thérèse, toujours très fiévreuse, est sortie en remorque.
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« Si difficile d’oublier »
Le 14, ses hommes parviennent à fuir le Fort, « sous la mitraille », et la rejoignent à l’hôpital, « méconnaissables de crasse et de fatigue autant que d’épouvante ». Pendant son hospitalisation, l’immeuble de la rue de Toulouse est dévasté, touché par plusieurs obus et par un incendie.
Marie-Thérèse quitte l’hôpital fin août. « Mais quelle triste réalité de ne rien retrouver de ce qui vous est cher. Et c’est si difficile d’oublier, d’avoir vu de si près ce que nous avons vu ».
L’auteure conclut par ces mots, qui traduisent l’émotion ressentie, à la convocation de ces événements encore frais : « Excusez les fautes et l’écriture, mais je ne veux pas relire ma lettre. »
August 30, 2020 at 01:04PM
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Une lettre poignante sur la Libération de Saint-Malo : « C'est si difficile d'oublier » - actu.fr
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